mardi 25 juillet 2017

Onze fois trois trente-trois



1 - Elles marchent toutes les deux devant moi. Elle parle fort ; elle dit à son amie : « Moi, je voulais pas me marier, je voulais réussir ma vie. C’est mon père qui voulait. » En rentrant chez elle, elle se saisira de l’arme de service de son mari qu'il rapporte maintenant à la maison, et l’abattra.

2 - Elle pose son barda sur le banc du square. Elle ouvre un sac en plastique et jette du pain sec aux pigeons. Le canari, qu’en d'autres temps elle baladait dans une cage, n’est plus là.

3 - Comme d’habitude, elle est agitée et parle seule. Elle se lève précipitamment et tend son visage vers le soleil qui filtre au travers des branches de magnolia. Aujourd’hui, ce n’est pas après sa famille qu’elle en a mais après l'opticien.

4 - Babel RER. La femme au tilak rouge sur le front me sourit. Elle se tourne ensuite vers son voisin et lui dit quelque chose dans une langue que je ne comprends pas.

5 - Devant le panneau qui déroule les publicités comme devant un miroir, il peigne sa moustache. Elle est noire et brillante ; un dernier coup d’œil en penchant le torse en arrière. Satisfait, il s’en va rejoindre sa belle, une équilibriste, sur la pelouse de Reuilly.

6 - Casque bleu, tétine et doudou accrochés à sa chemise à carreaux bleus et blancs, lunettes noires pour protéger ses yeux du soleil. Il s’endort dans le panier à l’arrière du vélo de sa mère. Il n’est pas sur un trottoir de Paris mais attaché sur le dos de son père galopant dans les plaines d’Anatolie.

7 - A quoi rêve-t-elle encore la vieille dame qui sort d’un porche rue de Buci ? Quelle solitude porte-t-elle en ce dimanche ensoleillé ? Quels souvenirs emmène-t-elle prendre l’air cet après-midi ?

8 – Qui, sinon moi, a posé ne serait-ce qu'un regard sur ces deux femmes qui remontent la rue ? La première, à vélo, porte sur son dos une énorme glacière parallélépipèdique, ubérisation du travail oblige, pour livrer à manger à des personnes restées bien à l'ombre chez elles ; la seconde, à pied, esclave des temps modernes, emporte un sac rempli de linge propre vers un de ces hôtels luxueux qui accueillent les touristes dans le quartier. En rentrant ce soir, chacune dira à son compagnon que la situation de l'autre est pire que la sienne.

9 – Il est le dernier à quitter le bureau de vote, il tient une fillette par la main. Il n'arrivait pas à se décider. Il sourit, il ne fera pas parti des plus 50 % d'abstentionnistes ; il rentre chez lui où il n'allumera pas la télévision pour regarder les résultats.

10 – Un sac Star Wars accroché à l'arrière de sa poussette, elle crie "papa". Papa, lui, a le regard fixé à l'écran de son smartphone. Finalement, elle appelle "maman", papa enfin se retourne.

11 - Sur un morceau de carton : « J'ai faim, aidez-moi ». Une femme s'assied près d'elle, sort un sandwich de son sac ; elle le partage, l'instant aussi. Ce soir, seule, allongée, sur un lit du centre d'accueil pour SDF où elle se rend chaque jour, elle sourira avant de s'endormir paisiblement pour la première fois depuis longtemps.


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Ce texte a été écrit dans le cadre du cycle d'ateliers d'écriture de l'été 2016 : « Personnages, 1 | onze fois trois trente-trois » proposé par François Bon, sur le Tiers-Livre.






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